Auto-entreprenariat : comment lutter contre le retour du travail à la tâche ?

Le Poing Publié le 8 novembre 2017 à 17:00 (mis à jour le 28 février 2019 à 22:14)

Dans un contexte global de baisse générale des salaires et de précarisation constante des exploités, le statut d’auto-entrepreneur promet de s’étendre à de plus en plus de secteurs. Vendu comme un statut de travailleur « libre » et comme une alternative pour les millions de chômeurs et autres exploités « sans qualification », ce statut s’apparente plutôt au retour du travail à la tâche. Dans les pays anglo-saxons, certains secteurs ne fonctionnent d’ores et déjà que sur ce réservoir de salariés à bas coût. Sans arrêt-maladie ni congé payé, l’auto-entreprenariat va au-delà de ce qu’imposent les dernières lois travail. Pour comprendre ce phénomène et réfléchir aux luttes à mener contre cette arnaque, une trentaine de personnes se sont réunies jeudi dernier au Barricade, à Montpellier, à l’initiative du collectif Working Class Hérault. Le Poing vous relate le contenu de ce débat introduit par deux camarades marseillais auto-entrepreneurs*. Extraits.

L’auto-entreprenariat est réservé aux secteurs peu rentables

Le trait marquant de l’auto-entreprenariat, c’est qu’il concerne des secteurs qui ne sont pas producteurs d’une grande plus-value. Les capitalistes « d’envergure » refusent d’investir dans ces secteurs peu rentables, et les délèguent bien volontiers à des sous-traitants. Au fond, l’auto-entreprenariat suit la même logique que les délocalisations : le capitaliste garde sous sa mainmise les secteurs rentables – il ne licencie pas les salariés d’une entreprise performante et ne la délocalise pas – mais il externalise la production des secteurs moins rentables, dans le but d’en extraire tout de même quelques miettes. Le capitaliste passe un « contrat » avec un auto-entrepreneur dans les secteurs où il estime que ça ne vaudrait pas le coup d’embaucher un salarié. La condition de ce « contrat », c’est que l’auto-entrepreneur « accepte » de ne pas être payé pour une partie du travail qu’il fait, et c’est ce qui permet au capitaliste de tirer de la plus-value. Le livreur de Deliveroo, par exemple, ne reçoit pas d’argent pour entretenir son vélo ni pour rester devant son application à attendre une course, alors que ce sont pourtant des tâches nécessaires à la réalisation d’une plus-value. En théorie, l’auto-entrepreneur est encore davantage exploité que le salarié car on ne le rémunère qu’à partir du moment où il est rentable, et on lui vole donc une part très importante de sa production.

Un régime peu concerné par la protection sociale

En terme marxiste, on distingue d’une part la production, ce qui produit de la valeur, et d’une autre part la reproduction, c’est-à-dire tous les aspects qui sont nécessaires pour rendre l’exploitation possible, et qui ne sont pas directement rentables : nourrir le travailleur, élever ses enfants et les former, fournir les moyens d’aller au travail, garantir des conditions de santé minimales, etc. Actuellement, le capitalisme délègue à l’État le financement de la reproduction de la force de travail du salarié sous forme de salaire indirect : ce sont les cotisations salariales et patronales, les allocations familiales, la sécurité sociale, etc. Mais l’auto-entrepreneur a beaucoup moins de droits que le salarié, son salaire indirect est extrêmement faible. La logique actuelle du capitalisme, c’est de faire assumer au travailleur la reproduction de sa force de travail, tout en continuant à lui extorquer sa production. C’est toujours la même histoire : avant, on parlait de la socialisation des charges et de la privatisation des profits et désormais, il s’agit carrément d’individualiser les charges.

Déjà un million d’auto-entrepreneurs en France

Au Royaume-Uni, 15% des travailleurs sont des auto-entrepreneurs, ce qui représente plus de 4 millions de personnes(1). En France, on a atteint le million d’auto-entrepreneurs(2). Donc ceux qui prétendent que ce statut est une mode qui passera se trompent lourdement. Il faut aussi prendre en compte les entreprises individuelles : aux États-Unis, 15 millions de personnes n’emploient qu’eux-même(3), le plus souvent à domicile, et en France, la moitié des entreprises sont composées d’une seule personne(4). L’auto-entrepreneuriat à la Deliveroo ou le petit patron qui n’embauche que lui même ne sont pas des capitalistes dans la mesure où ils ne font pas de bénéfice mais dégage juste un salaire, souvent de subsistance. Dans l’auto-entreprenariat de service, par exemple, il n’est pas possible de dépasser 32 600€ de chiffre d’affaires(5), sinon on rentre dans le cadre d’une entreprise classique et vous devez payer les charges normales. Si vous enlevez les 24% de charge qui sont tirées du fait de se salarier soi-même(6), il vous reste seulement 26 000€ déclarables sur l’année, ce qui veut dire que vous ne pouvez pas toucher plus de 2000€ par mois. Ce calcul ne prend pas en compte le travail au noir, et le fait que tous les auto-entrepreneurs ne sont pas les mêmes – 1/3 cumulent une activité salariale à côté(7) –, mais il permet tout de même de mieux cerner la réalité sociale de l’auto-entrepreneur, qui ne peut légalement pas accumuler du capital.

Un moyen pour exacerber la concurrence entre travailleurs

La raréfaction du travail accroît la mise en concurrence entre les travailleurs, et c’est sur ce terreau que les plateformes de type Deliveroo et Uber prolifèrent. La logique, c’est d’exacerber la concurrence entre les travailleurs plutôt que de répartir le travail. En Espagne, Deliveroo utilise les ambassadeurs Deliveroo, qui sont chargés de donner du travail à d’autres livreurs et en échange, ils sont les premiers à recevoir les horaires des plages horaires disponibles sur leurs smartphones, et ils peuvent donc se réserver les plus avantageuses. Le résultat, c’est la création d’un marché noir des heures d’inscriptions aux livraisons Deliveroo : concrètement, des livreurs payent d’autres livreurs pour avoir telle ou telle horaire. Si on va au bout de la démarche, ça donne les mises aux enchères d’emploi, comme cela a déjà lieu en Allemagne(8).

Le retour du travail à la tâche : plus tu es productif, moins tu gagnes

Selon la théorie marxiste, cette mise en concurrence est d’autant plus problématique dans le cadre du travail à la tâche, c’est-à-dire d’un travail qui n’est pas rémunéré par heure, mais par la moyenne du temps de travail nécessaire à la production de telle marchandise ou à la réalisation de tel service. Ce n’est généralement pas le cas pour les auto-entrepreneurs qui travaillent en dehors plateforme de type Uber ou Deliveroo. Admettons, par exemple, que les livreurs de Deliveroo mettent en moyenne une heure pour faire 5 livraisons. L’application va alors calculer la rémunération des livreurs sur cette base là : disons 10€ toutes les 5 livraisons. Le livreur est alors incité à faire davantage de livraisons en un minimum de temps pour gagner plus, et c’est effectivement ce qui va se produire dans un premier temps : le livreur qui aura réussi à faire 10 livraisons en une heure va, dans un premier temps, gagner le double, c’est-à-dire 20€ au lieu de 10€. Le problème, c’est que tous les livreurs vont faire le même calcul, ils vont tous essayer d’être le plus rapide possible, et ils vont donc faire baisser la moyenne du temps de travail nécessaire à une livraison. La moyenne de rémunération par livraison va donc être revue à la baisse par l’application : en l’occurrence, la nouvelle norme ne sera plus de 10€ toutes les 5 livraisons, mais toutes les 10 livraisons. Pour résumer, avec le travail à la tâche, plus tu es productif, moins tu gagnes. Dans la pratique, c’est moins évident, on ne sait pas vraiment selon quels critères les plateformes de type Deliveroo ou Uber décident de baisser une rémunération, ni comment le rapport de force influe dans la définition de cette rémunération. Et les plateformes de type Deliveroo appliquent la théorie du yield management, qui consiste à faire varier les prix des courses en temps réel pour maximiser les profits de la platerforme. L’opacité est donc totale.

Quelles perspectives de luttes ?

Le statut d’auto-entrepreneur oblige à se poser la question des formes des lutte à adopter. À Paris, les livreurs de Deliveroo en lutte disaient : « notre usine, c’est la rue ». Le constat posé par ce slogan, c’est qu’à la différence du salarié, l’auto-entrepreneur, et notamment le livreur Deliveroo, n’a pas de patron auquel se confronter. On retrouve aussi ce problème chez les intérimaires : 1% d’entre eux seulement sont syndicalisés(9). On est forcément moins tenté de se mobiliser pour un travail qu’on ne gardera que quelques semaines, ou quelques jours. Et à quel niveau lutter : au niveau de l’entreprise dans laquelle on travaille, ou au niveau de la boite d’intérim ? Ces problématiques se posent aussi pour les auto-entrepreneurs : doit-on se retourner contre son client, ou contre la plateforme dans le cas d’Uber ou de Deliveroo ? Et comment lutter contre une application sur son smartphone ? Le syndicalisme classique se mobilise très peu pour améliorer les conditions de vie de ces travailleurs précaires, et la multiplication de statuts différents permet justement d’entretenir ce manque de solidarité. Et même quand il y a de la solidarité, la seule action envisagée par les syndicalistes « traditionnelles », c’est la lutte par délégation. L’idée générale, c’est de partir du principe que « font grève ceux qui peuvent faire grève », c’est-à-dire les salariés, et que ce serait donc à eux de se mobiliser pour défendre les plus précaires. Mais ça ne fonctionne pas, on ne peut pas se contenter de dire aux auto-entrepreneurs et aux intérimaires : « vous allez devoir comptez sur les autres ». Surtout que la revendication classique, c’est de réclamer la requalification des travailleurs précaires sous un statut de salarié, mais cette revendication a de moins en moins de sens dans un monde où le salariat décline.

Pour être en phase avec les enjeux actuels, il faut trouver des modes d’organisation et des pratiques qui peuvent être appropriés par les auto-entrepreneurs et d’une manière générale, par les travailleurs qui ne sont pas couverts par le statut syndical. Le sabotage peut être l’une des ces pratiques. On ne parle pas forcément de tout faire sauter, mais de planifier une action collective pour ralentir les cadences, arriver en retard, détériorer les marchandises produites ou les services rendus, etc. À la différence de beaucoup d’autres auto-entrepreneurs, les livreurs de Deliveroo se croisent, se connaissent et ont l’occasion de discuter entre eux. À Londres, Berlin, Paris, Lyon, Turin, Bordeaux, Marseille, Barcelone et dans d’autres villes d’Europe, des livreurs se sont battus pour arracher quelques améliorations : principalement un salaire fixe et une vraie prise en charge par les plateformes des frais matériel (vélo, smartphone, réparations, etc.). À Montpellier aussi, roulons sur ceux qui prétendent nous faire faire rouler pour kedal.

Notes et sources :

*Le Poing n’a pas relaté mot pour mot le contenu des différents intervenants mais s’est permis d’ajouter des informations, et d’en supprimer certaines, dans le but de faciliter la lecture.
(1) « Self-Employment in the UK », Evolution Money, lien.
(2) « 1,1 million d’auto-entrepreneurs en France ! », Les Echos Entrepreneurs, le 28 février 2017, lien.
(3) « Self-employment In The United States », U.S. Bureau of Labor Statistics, mars 2016, lien.
(4) « Définition express du statut de l’Entreprise Individuelle », Legal Start, lien.
(5) « Chiffre d’affaires en auto-entrepreneur : attention au piège ! », Auto Entrepreneurs, lien.
(6) « L’auto-entrepreneur », Régime social des indépendants, page 9, janvier 2013, lien.
(7) « Auto-Entrepreneur et salarié ? », Auto Entrepreneur, lien.
(8) « Des offres d’emploi mises aux enchères », Le Figaro, 17 janvier 2017, lien.
(9) « Quelle syndicalisation des travailleurs de l’intérim ? », Savoir-agir, 2010, lien.

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