Comment le capitalisme récupère des squats pour organiser le marché de la misère : l’exemple belge

Le Poing Publié le 15 décembre 2017 à 17:57 (mis à jour le 28 février 2019 à 20:29)

Cet article émerge d’une réflexion menée à plusieurs, face à la nouvelle loi Anti-squat chez nos copainEs de Belgique. Des rencontres ont lieu actuellement entre certainEs membres d’ASBL (association à but non-lucratif) et certainEs membres de squats et occupations politiques organiséEs de Bruxelles . Nous proposons ici une analyse partielle et partiale de ce que nous avons compris, glané, digéré d’une de ces rencontres à laquelle nous avons assisté.

Convention et loi antisquat : quézaco ?

La convention d’occupation ou bail précaire est un accord passé entre un.e propriétaire – privé ou public – d’un bâtiment et un ou plusieurs occupant.e.s, représenté.e.s ou non par une association. Cet accord règle les conditions que le ou la propriétaire fixe aux occupant.e.s pour leur maintien dans le bâtiment : loyer, paiement des charges et taxes, travaux, accueil public, durée du préavis, … Occupant.e.s et propriétaires peuvent mettre fin au bail sans raison particulière.

La nouvelle loi anti-squat belge, adoptée à la mi-novembre 2017, modifie la manière dont est traitée l’occupation d’un lieu sans convention. Ce traitement était avant cette loi à peu de choses près le même qu’en France. Depuis cette loi :

  • l’expulsion peut être décidée et mise à exécution en 8 jours sans passer par un juge (le/la procureur.e a les mains libres pour agir seul.e) ;
  • un délai maximal avant l’expulsion est fixé : 1 mois pour le bâti privé et 6 mois pour le bâti public,
  • les personnes impliquées risquent jusqu’à 1 an de prison (le squat relève du pénal et non plus du civil).

Vers la normalisation du marché du logement miséreux

En Belgique, une taxe sur la vacance immobilière oblige le propriétaire d’un logement vacant depuis au moins 1 an à payer 500€/m² de façade/mois.
La taxe est appliquée et est une réelle incitation à trouver des solutions alternatives à la vacance. C’est pour ça que les conventions d’occupation sont si présentes chez nos copainEs, les propriétaires trouvant là un moyen d’échapper à l’impôt. Une taxe sur la vacance existe en France depuis 1999, actualisée en 2013, mais n’est pratiquement pas utilisée – moins de 88 000 logements vacants taxés/1 846 000 logements vacants, chiffre en diminution – les moyens d’y échapper étant très nombreux.

Dans le cadre d’une convention d’occupation, les normes réglementaires ne sont plus les mêmes que dans le marché locatif classique : la charge de la sécurité et de la salubrité passe aux occupant.e.s et les travaux réalisés à l’intérieur des bâtiments se font au bénéfice du propriétaire qui négocie souvent ces travaux en échange de l’occupation. Quintuple bénéfice pour elleux puisque non content.e de toucher de l’argent, iels gagnent des travaux, iels échappent à la taxe sur la vacance immobilière, iels touchent des primes de mises à disposition du bâtiment dans un but « social », et iels gagnent une image publique positive.

Une convention de sous-occupation peut-être signée par les bénéficiaires de la convention d’occupation. Puis une convention de sous-sous-occupation, etc. Encore un nouvel épisode de la guerre des pauvres entre elleux pour grappiller les miettes du capitalisme « dans un cadre contractuel bien sûr ».

Les différents structures gestionnaires du business du sommeil en Belgique

Lieux conventionnés (plein de petits lieux souvent vétustes qui peuvent durer plusieurs années) : anciens squats ayant fait le choix de négocier sans intermédiaires avec les propriétaires ou leurs ayant droits une convention d’occupation/bail précaire qui fixe la date de départ du bâtiment et la participation aux frais (charges/assufrance/travaux). Les moyens économiques sont généralement les mêmes que ceux des squats.

ASBL d’expertise (exemples belges :123 Wohningen – la Maison à Bruxelles) : parfois fondées autour d’un ancien squat, souvent à partir d’un lieu conventionné, ayant fait le choix de négocier à travers une association pour proposer au propriétaire ou ses ayant droits un interlocuteur.trice unique. Ces ASBL se donnent parfois pour mission de soutenir l’émergence d’autres ASBL indépendantes ou de proposer leur expertise (juridique/comptable/organisationnelle) à des squatteur.euse.s qui souhaitent devenir des lieux conventionnés ou qui ont un besoin de soutien spécifique.
Ces structures collectent des loyers et des charges. L’argent collecté sert parfois à rémunérer des permanents ou à « défrayer » certaines tâches jugées inhabituelles. Quand ces ASBL touchent des subventions elles servent essentiellement à rémunérer les permanents. Les sommes récoltées au titre de la « Participation Aux Frais » servent au fonctionnement de l’association.

ASBL capitalistes (exemples belges : Communa – Toestand) : groupements qui sont dans une démarche active de recherche de bâtiments à conventionner, à travers des liens privilégiés avec les propriétaires, leurs ayant-droits ou les communes. Le bâti n’est pas considéré comme un bien commun à se réapproprier mais comme une opportunité à saisir. Le conventionnement précède le besoin et c’est une fois la convention établie que le « projet » est sélectionné et installé dans les lieux. L’ASBL est gestionnaire du bâti et impose les règles de vie à l’intérieur des « projets » et récolte les loyers et charges et parfois même une épargne obligatoire. Elle se charge de réaliser des travaux d’aménagement et de mise aux normes dans les bâtiments au bénéfice final du propriétaire.
Ces associations rémunèrent souvent leurs acteur.trice.s et investissent des sommes très importantes à l’entrée dans les lieux (plus de 1000€ par unité d’habitation). Ces structures sont amenées à faire expulser directement ou à provoquer l’expulsion de squatteur.euse.s qui les auraient précédées dans les bâtiments qu’elles souhaitent conventionner. Les subventions que touchent ces ASBL servent essentiellement à rémunérer les permanents. Les sommes récoltées au titre de la « Participation Aux Frais » servent au fonctionnement de l’association.

Agences immobilières sociales/Anti squat (exemple belges : Entraktt – CamelotEurope) : groupement qui se veulent acteurs de l’évolution des lois et qui proposent directement aux propriétaires des solutions d’occupations rentables et avantageuses, à caractère social ou non, comme solution à la taxation des vacances immobilières. Les lieux ne sont pas autogérés et les loyers, charges et épargne obligatoire sont centralisés par l’agence qui rémunère des permanent.e.s. Les AIS louent les bâtiments vacants à 30% du prix du marché et les relouent à des précaires – choisis via des organismes spécialisés – à 50% du prix du marché. Ils prennent donc 20% de commission.
Le stade avancé de cette forme est l’entreprise Camelot qui gère au Pays-Bas 120 000 habitants et qui génère un chiffre d’affaires de plusieurs dizaines de millions d’euros. Ces structures sont amenées à faire expulser directement ou à provoquer l’expulsion de squatteur.euse.s qui les auraient précédées dans les bâtiments qu’elles souhaitent conventionner.

Cas particulier, la FEBUL (Federation Bruxelloise des Unions de Locataires) : c’est à la base un groupement d’associations de locataire.trice.s qui fait de l’accompagnement personnel et du soutien face aux services sociaux et aux propriétaires. Mais elle est aussi amenée à prendre en gestion des bâtiments conventionnés, elle rémunère des permanent.e.s, et elle a déjà appelé la police pour expulser des squatteur.euses qui les avaient précédé dans un bâtiment conventionné.
Ce double rôle leur permet de passer entre les gouttes de la critique puisque de nombreux.ses galérien.ne.s ont eu besoin d’elleux par le passé dans leurs conflits avec l’administration ou un propriétaire.

Précisions sur les modalités de convention

Prospective (recherche de bâtiments) → les ASBL se retrouvent régulièrement en concurrence avec les squatteur.euse.s dans la recherche de bâtiments : l’aspect systématique de la recherche de conventionnement rend difficile l’accès au bâti vide qui de ce fait a souvent déjà été conventionné ou bien qui est en passe de l’être. Avec le risque que cela entraîne : une expulsion rapide.

Fonctionnement des ASBL → comparable à une asso loi 1901, avec conseil d’administration.

Échelonnement des loyers → chaque lieu organise différemment sa gestion de la perception de la paf ou du loyer, certains ajustent la participation en fonction des revenus, d’autres non (au nom du droit au respect de la vie privée !).

Paiement des loyers → pour les personnes sans revenus un échange force de travail/logement peut-être proposé. En cas de refus, et bien que des solutions soient recherchées, la personne concernée est expulsée.

Expulsions → le non-respect des chartes internes entraîne l’expulsion, décidée (en principe) par l’AG des habitant.es de chaque lieu. Éventuellement le lieu entier peut être expulsé à la demande de l’ASBL qui le chapeaute. Dans ce cas, l’ASBL contacte le propriétaire pour dénoncer le non-respect des engagements contractuels et met fin à la convention d’occupation.

Différenciation politique : désir/autogestion/horizontalité vs autorité/gestion/verticalité

Les squats politiques sont des lieux qui visent à l’autogestion et à l’autonomisation à travers la mise en place de mode de fonctionnements horizontaux et d’outils de transmissions des savoirs et savoirs-faire. Le refus de payer ou d’indemniser les propriétaires permet une égalité entre les membres sans que se pose la question des revenus personnels. L’absence de négociation évite le besoin de mettre en avant celleux qui seraient les plus aptes à séduire un propriétaire.  Le contenu politique souvent affiché est garant de la possibilité de remettre en cause la position de celui ou celle qui tenterait de prendre le pouvoir.

Malgré ça, la reproduction des schémas de domination existe dans les squats, alors dans des lieux qui ne tentent même pas de remettre en question ces schémas, c’est la porte ouverte au néant… Les lieux conventionnés ont des fonctionnement divers qu’il est difficile de déterminer puisqu’il s’agit souvent de petites unités d’habitation impliquant peu d’individus.

Pour les ASBL « d’expertise » le rapport est à première vue plus flou. Composées de personnes ayant parfois les mêmes codes (sociaux, linguistiques, esthétiques) que les habitant.e.s des squats anarchistes, ces structures se caractérisent par des modes de fonctionnement hybrides, qui mêlent des AG d’habitant.es et des conseils d’administration d’association, des formes de pouvoir classiques à travers l’existence de rôles-clés comme le lien avec les propriétaires ou la comptabilité et des formes de pouvoir plus insidieuses liées à l’ancienneté dans les lieux ou à la popularité.

Ces situations hybrides entraînent de grandes difficultés dans la dénonciation de ces structures comme faisant partie intégrante des mécanismes capitalistes ; le vernis d’horizontalité n’est pas évident à percer pour qui ne connaît pas les personnes impliquées : les règles de fonctionnement présentées sont souvent horizontales, l’organisation d’AG régulières correspond aux exigences autogestionnaires, la mixité sociale au sein des lieux est une quasi-constante. La réalité est pourtant toujours la même : un double discours permanent qui fait exister, en parallèle de ces structures, des positions de pouvoir incontournables et des passe-droits liés au copinage et à l’ambition personnelle. Ces positions se maintiennent entre autres parce que les « services » rendus par ces personnes créent en dessous d’elleux une armée d’obligé.e.s qui se sentent redevables et qui participent grandement à les légitimer…

Les ASBL « capitalistes » comme les agences immobilières sociales ne se soucient absolument pas d’horizontalité ou d’auto-gestion, les structures contrôlent les règles de vie des habitant.e.s ou usagers des bâtiments, les loyers (ou « participation aux frais ») sont strictement déterminés et le non-respect des chartes est puni d’expulsion. Les permanent.e.s de ces structures sont seul.e.s maîtres.ses du choix des projets accueillis dans les bâtiments.

Perspectives révolutionnaires

D’abord, accentuer l’attention portée aux prises de pouvoir dans nos lieux et à l’institutionnalisation insidieuse qui vient trop souvent avec les habits de la solidarité et du désir de pérenniser les lieux occupés.
* Être fermes sur les pratiques d’organisation collective autogestionnaires et anti-autoritaires. Ce sont des pratiques qui éloignent et empêchent ce genre de dérive dans nos milieux. Nous devons être vigilant.es si nous ne voulons pas que les squats et occupations deviennent des incubateurs de start-up, ASBL, AIS et autres larbins de la gentrification et du capitalisme.
* Maintenir et développer comme axe majeur la pensée féministe matérialiste : les premiers signes de ce type de dérive sont presque toujours le sexisme et le paternalisme.
* Penser les stratégies de diffusion des pratiques autogestionnaires et anti-autoritaires auprès des habitant.e.s des lieux conventionnés, leur transmettre en priorité les savoirs-faire plutôt que de les donner aux gestionnaires.

A l’heure où, en France, de nombreux collectifs et associations se tournent vers les squatteurs et les anarchistes pour ouvrir des lieux qui permettent d’accueillir des réfugié.e.s, seul.e.s ou en famille, il nous semble indispensable d’affirmer haut et fort nos objectifs politiques.

Il n’y a pas d’entre-deux, celles et ceux qui ne se réclament pas de l’auto-gestion ne peuvent pas être nos allié.e.s. 
Celles et ceux qui perpétuent les pratiques capitalistes du loyer, de l’emploi, de la charité payante (oui, parce que l’assistanat ce n’est pas bon pour le développement individuel, tu sais), qui permettent à la propriété privée de trouver une échappatoire là où son injustice est criante, ne peuvent pas être des allié.e.s et deviendront bien vite des ennemis lorsque l’étau se resserrera. 
Créer des données pour l’administration, se poser en gestionnaire de la vie des pauvres, rendre invisible la misère liée à la propriété privée des logements, créer une nouvelle strate de pouvoir et un nouveau marché du capitalisme low-cost ne peuvent pas être considérés comme des pratiques « borderline » : la ligne est largement franchie. 
Les personnes qui la franchissent pourront toujours se voiler derrière leur humanisme bas-de-gamme ou un pseudo-apolitisme, nous ne nous ferons plus berner. Et nous invitons tou.te.s nos copainEs dans les squats et dans les milieux politiques organisés à agir contre ces pratiques et contres celles et ceux qui les diffusent.

La jambisation est déjà envisagée par certain.e.s. Dans tous les cas, l’attaque politique systématique des individus et l’attaque matérielle des lieux (graffitis, bris de vitres, destruction des données créées par le « suivi social », exclusions physiques, attaques informatiques) sont absolument nécessaires.

Ces quelques ligne de défense nous semblent être les seuls moyens qui peuvent empêcher nos milieux d’être récupérés à des fins capitalistes et qu’une loi anti squat nous tombe sur le coin de la gueule. Puis de voir nos copainEs condamné.e.s à la rue ou à la prison.

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