Archives - Politique 2 mai 2014

Est-il possible d’être apolitique ?

Portrait de Pierre-Joseph Proudhon en 1853 (avec ses filles), par Gustave Courbet, 1865

L’apolitisme, cette position à première vue tout à fait tenable, est de plus en plus revendiquée. On lui concède volontiers un petit goût de prestige : c’est ce personnage, presque divin et détaché, qui trônerait au-dessus des insignifiantes préoccupations humaines. On en connaît tous et ils sont nombreux. Discutons avec l’un d’entre eux :

« Diriez-vous, cher monsieur, que vous êtes de droite ou de gauche ?

– Je ne suis ni de droite, ni de gauche, je refuse de me mettre dans une case.

– C’est impossible, rétorquai-je.

– Impossible ! Comment ça impossible ?

– Oui, impossible ; vous êtes de droite.

– Comment pourrais-je être de droite puisque je vous dis que je suis apolitique ! s’interloque-t-il.

– Vous êtes de droite car vous croyez pouvoir user de votre liberté pour vous extraire du monde afin de gagner les astres de la neutralité : c’est un des postulats du libéralisme.

– Et en quoi cela fait de moi quelqu’un “de droite” ?

– Car des Lumières et jusqu’à aujourd’hui sous sa forme la plus exacerbée, l’idéologie dominante préconise la Liberté et l’individualisme, deux valeurs reconnues comme supérieures au groupe et au Bien commun. Lorsque vous refusez de prendre parti, vous vous ralliez à cette doctrine qui veut que l’individu soit l’unique raison de la société, celle-ci n’existant que pour lui offrir prospérité. Il ne lui doit rien, elle lui doit tout. S’il veut ne point s’intéresser à elle, il peut le faire. Ce raisonnement est un postulat idéologique exclusivement libéral, donc “de droite”. L’apolitique est celui qui prétend qu’il peut ne pas choisir, qu’il est libre de se retirer du monde comme s’il existait indépendamment de celui-ci. L’apolitisme est de droite car il a pour credo la Liberté. Puisque « apolitisme de droite » n’a aucun sens, l’apolitisme n’existe pas. Si être placé dans une case contre votre gré vous est désagréable, vous y êtes pourtant malgré vous…

– Très bien. Mais au cœur de votre explication je perçois qu’elle est l’occasion pour vous de rejeter certaines valeurs : la Liberté ainsi que la valeur intrinsèque de l’individu ! Votre point de vue est dangereux : vous aliénez l’individu au profit du groupe en stigmatisant ceux qui veulent pouvoir être neutres. Vous préférez certainement les totalitarismes du XXème siècle où l’Homme est écrasé par la masse et perd toute individualité pour n’être plus qu’un morceau impersonnel du Tout. Vous récusez les apports de la Révolution française qui a permis d’exalter les droits de l’Homme et la Liberté !

– Votre remarque est judicieuse. Mais ce n’est pas exact. Je ne nie pas la valeur de l’Individu ni la valeur de la Liberté. Cependant, j’atteste que ni l’Individu ni la Liberté ne sont des Absolus ! Il est possible et indispensable de les limiter. Cette limite est le Bien commun, l’intérêt collectif. Il serait, en effet, devenu maintenant possible d’être si puissamment libre que tout ce qui ne fait pas partie de notre être corporel serait détaché de nous : l’on peut exploiter son voisin parce qu’on est “libre” de le faire, l’on peut polluer parce qu’on est “libre” de le faire, l’on peut singer et mépriser la politique parce qu’on est “libre” de le faire… C’est cela qui est dangereux, la Liberté illimitée, mère de l’égoïsme le plus destructeur ! L’apolitique vit avec ses semblables, il a le même destin, il fait corps avec la société, comment peut-il oser dire qu’il n’en fait pas partie en essayant de partir dans les nuages pour faire œuvre de neutralité alors qu’il aura toujours les pieds sur terre ?

– Vous exaltez le groupe et le Bien commun, c’est louable mais vous êtes dans le rêve collectiviste, le rêve solidariste. Les hommes ne sont pas solidaires et n’ont que faire du Bien de tous, il n’y a pas de groupe, il n’y a que des individus.

– Force est de constater que le groupe existe monsieur. Ne vivez vous pas au sein d’un État, n’existe-il pas, aussi imparfaites soient-elles, des structures collectives qui règlent les relations entre les hommes ? Ne vivez-vous pas en famille, entre amis, en interactions avec toutes sortes de communautés ? Ce qui n’existe pas et qui est métaphysique c’est l’Individu abstrait, totalement libre et indépendant de la société que l’on vous vend quotidiennement et que vous prétendez être : Celui (et il faut bien la majuscule !) qui ne doit rien à personne comme s’il vivait en ermite ; Celui qui s’est fait tout seul ; Celui qui n’a rien à voir avec les querelles des hommes car il se concentre uniquement sur sa vie comme si celle-ci n’était pas en interactions indispensables avec d’autres ; Celui là, nul ne l’a jamais croisé si ce n’est au détour d’un rêve ! Méditons la phrase de Proudhon à ce sujet : “Quelle que soit donc la capacité d’un homme, dès que cette capacité est créée, il ne s’appartient plus ; semblable à la matière qu’une main industrieuse façonne, il avait la faculté de devenir, la société l’a fait être. Le vase dira-t-il au potier : Je suis ce que je suis et je ne te dois rien ? ” (P-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété, Flammarion, p. 159)

L. R

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