Archives - Politique 18 octobre 2015

Immigration : On ne peut pas créer toute la misère du monde

Jean Michel Basqiuat, Notary, 1983

Jean Michel Basqiuat, Notary, 1983

Le 2 septembre dernier, le petit kurde Aylan est retrouvé mort sur une plage turque. En quelques heures, la photo de son cadavre fait le tour du monde. On pleure dans les chaumières et on assiste à un drôle de concours sur les plateaux de télévision. Politiciens et journalistes s’empressent de verser de chaudes larmes pour nous prouver leur humanité. De quoi vous rendre Bernard Henri Lévy et Brice Hortefeux sympathiques. Ces opportunistes insistent sur l’aspect sensationnel des événements pour mieux les détacher de leurs causes politiques. Les vagues migratoires ne sont pourtant pas des catastrophes naturelles, mais le résultat des décisions stratégiques de nos gouvernements.

Pendant plus d’une semaine, la photo d’un enfant noyé a fait le tour du monde. De la pornographie morbide, accessible aux plus jeunes sans contrôle parental et diffusée aux heures d’affluence. Qui peut rester insensible face à une telle horreur ? Que peut-on faire face à la mort d’un bambin ? Seul l’effroi vous tient compagnie en ces moments-là, et la peur n’est pas bonne conseillère. Vautré derrière votre écran, vous constatez votre impuissance face à l’horreur du monde. Certains affirment que l’émotion peut être une porte d’entrée pour se sensibiliser aux problèmes politique, et en l’occurrence à la question migratoire. L’exploit reste difficile à réaliser face aux flots de commentaires inutiles ne mentionnant ni les causes politiques, ni les causes économiques de l’immigration. Seul l’aspect humanitaire est évoqué car il permet de capter une audience plus large. Un reportage retraçant l’histoire personnelle et dramatique d’un réfugié se vend mieux qu’un documentaire retraçant l’historique des déplacements de population.

Immigration : personne ne savait ?

À force de privilégier le sensationnel, on finit par tronquer la vérité. Comme le rappelait le journaliste Robert Selé dès 1988, « on a tendance à parler des immigrés uniquement sous l’angle du fait divers, du misérabilisme, à ne les voir que comme des agresseurs ou des victimes »(1). Contrairement aux idées reçues, la plupart des nouveaux arrivants Syriens et Irakiens appartenaient à la classe moyenne dans leurs pays. Beaucoup d’entre eux savent parler anglais et sont passés par les bancs de l’université. L’image d’Épinal du migrant mort-de-faim est certes séduisante pour le consommateur, mais elle ne correspond pas toujours à la réalité.

La confusion est d’autant plus grande qu’on nous présente les vagues migratoires comme des « phénomènes » imprévisibles. Ni l’armée, ni les services de renseignements, ni les ministres ne seraient capables d’anticiper ces déplacements de population. À croire que personne n’a lu les rapports de l’ONU faisant constamment état d’une augmentation du nombre de migrants décédés en tentant de rejoindre le Vieux continent(2). Au bal des hypocrites, Manuel Valls est le chef d’orchestre. Dans un élan de courage, il publie sur Twitter : « Il avait un nom : Aylan Kurdi ; urgence d’agir ; urgence d’une mobilisation européenne ». Les élites dirigeantes exploitent ces drames pour créer un consensus national artificiel autour de solutions présentées comme « urgentes » alors qu’elles nourrissent pourtant un projet mûri de longue date. De quel projet s’agit-il ? De l’exploitation des peuples au service des multinationales et au nom du capitalisme.

Les bons et les mauvais immigrés

Les gouvernements anglais, français ou bien encore espagnol ont pillé l’Irak, donné le pouvoir à des milices en Libye et financé les salafistes en Syrie(3). L’Union européenne a interdit aux États de l’Afrique de l’Ouest de taxer les produits agricoles en provenance de la zone euro(4). Tout a été fait pour chasser les gens de chez eux. Que personne ne vienne s’étonner maintenant de les voir apparaître chez nous. Ces déplacements de population permettent aux oligarques occidentaux de faire baisser les salaires et de renégocier les protections sociales en exacerbant la concurrence entre les travailleurs. Raison pour laquelle Pierre Gattaz, le patron des patrons, a annoncé qu’il fallait « tirer profit du dynamisme des [immigrés] », en écho à son ami Emmanuel Macron, l’ancien banquier d’affaires de chez Rothschild, pour qui « l’arrivée de réfugiés est une opportunité économique »(5). Mais comme pour les chasseurs, il y a les bons et les mauvais immigrés. Le bon immigré est un « réfugié », Syrien ou Irakien de préférence, car plutôt diplômé ; c’est celui qui « fuit des conflits armés ou la persécution ». Et puis le mauvais immigré, c’est le « migrant », souvent Soudanais ou Erythréen ; lui « choisit de s’en aller afin d’améliorer [sa] vie »(6). Angela Merkel et François Hollande ont décidé de créer des centres spéciaux pour les trier, un peu comme on trie les poulets. Des papiers pour les uns, des menottes pour les autres. Et on choisit à la louche, selon les quotas de la journée à remplir. « En bonne logique coloniale, il est proposé d’installer ces nouveaux centres dans les pays méditerranéens et en Afrique même » note le sociologue Saïd Bouamama(7). Une manière « d’externaliser le sale boulot pour qu’il demeure invisible ». En résumé, les dirigeants occidentaux attaquent des pays, les pillent, et exigent de leurs gouvernants de s’occuper des victimes collatérales, tout en gardant ceux qui pourront leur être utile.

Pour détourner l’attention sur ce projet pas très humaniste, il faut s’en prendre aux passeurs. Qualifiés de « terroristes » par François Hollande, ils sont pourtant les derniers maillons de la politique migratoire occidentale. « Tant qu’il y aura une demande de migrant, il y aura une offre »(8) analyse Saïd Bouamama.

Pour arrêter de se faire enfumer par les discours fumeux, il faut commencer par arrêter de penser l’immigration en termes de morale. Il ne s’agit pas de prouver sa capacité d’indignation et de compassion face à la misère, mais d’arrêter de la provoquer. Bien sûr qu’il faut accueillir les migrants ne pouvant plus retourner chez eux, et ce d’autant plus que nos « représentants » politiques sont responsables de cette situation, mais la gestion de l’urgence ne peut être un projet d’avenir. Choqués par les conséquences de notre politique migratoire, nous sommes devenus incapables d’en comprendre les causes.

Jules Panetier

(1) Le Monde Diplomatique, mai 2015 ; (2) UNHCR, 9 juillet 2015. (3) AFP, « 162 000 Irakiens tués depuis l’invasion américaine de 2003, Le Monde, 2 janvier 2012 ; « Rebel Arms Flow is Said to Benefit Jihadits in Syria », New York Times, 14 octobre 2012. (4) « L’Europe impose à l’Afrique un traité pire que le TAFTA », Reporterre, 30 juillet 2014. (5) Le Monde ; 08/09/2015 ; Le Figaro (07/09/15). (6) UNHCR (31/08/15). (7) Investig’action (11/11/15). (8) Le blog de Saïd Bouamama, le 6 juin 2015.

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