Archives - Politique 12 avril 2017

La propriété privée n’est pas un droit naturel

Le Poing, n°27 – L’article 17 de la déclaration des droits de l’Homme de 1789 proclame que « la propriété privée est un droit inviolable et sacré », gravant ainsi dans le marbre le mythe selon lequel ce droit aurait existé de tout temps et qu’il serait dans le coeur de chaque humain, au même titre que la liberté et la dignité. Un bref retour historique s’impose pour comprendre que cette forme juridique n’a rien de naturel mais qu’elle est en réalité intimement liée au développement du capitalisme marchand.

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L’expropriation et la colonisation aux racines de la propriété privée

Quelle est l’origine historique et géographique de cette forme juridique et sociale spécifiquement moderne ? On peut s’en faire une idée si l’on considère le mouvement des enclosures qui, à partir de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle, en Angleterre, engage une expropriation violente des paysans : les enclosures ont mis fin aux droits d’usage des champs communaux, et ont aboli le système de coopération de l’agriculture traditionnelle, au profit d’un système de propriété privée dont bénéficièrent de riches propriétaires fonciers (pour le commerce de la laine). La mécanisation de l’agriculture intervient plus tard, mais ses bases juridiques étaient déjà garanties.

Le système de la manufacture se développe au XVIIIe siècle, au fil de la révolution industrielle, jusqu’à ce que s’impose le processus industriel du capitalisme marchand européen. Progressivement se fonde ainsi une forme juridique spécifiquement moderne, et qui définit même l’une des caractéristiques majeures de la modernité. Sa dimension formelle et contractuelle masque son origine violente et expropriatrice, dans la mesure où elle permet de définir la « légalité » d’une nouvelle forme d’appropriation privée de moyens productifs déterminés (terres, instruments, bâtiments).

Ce mouvement interne aux formes socio-juridiques européennes est aussi indissociable d’un impérialisme émergeant. Les colonisations anglaises, par exemple, à cette époque, élargissent la base sociale de la production : l’esclavage américain « permet » la production d’une grande quantité de coton, et donc la baisse du coût de production, ce qui rend nécessaires des structures productives nationales modernisées, et disposant d’un droit plus strict et plus homogène, fondé sur un mode formel stable de l’appropriation privée.

On voit donc que le droit bourgeois relatif à la propriété privée est historiquement et géographiquement déterminé (même s’il se développe ensuite mondialement, et tend à se faire passer pour une « évidence » « naturelle »), mais aussi qu’il se fonde sur une double violence illégitime et inacceptable : violence de l’expropriation, à l’intérieur, et violence de la colonisation meurtrière, dite « civilisatrice », à l’extérieur.

Une condition de l’exploitation du travail vivant

Le capitalisme est un système économique et social qui repose sur l’existence d’entrepreneurs privés, indépendants les uns des autres, et défendant des intérêts égoïstes privés (profit, augmentation du capital de départ). Ces entrepreneurs en concurrence font produire des marchandises (ou services) déterminés, pour les écouler ensuite sur un marché dit « autonome ». Pour ce faire, ils doivent acheter, avec un capital de départ, trois types de « facteurs de production » : des instruments (machines, outils, bâtiments), des matières premières, et de la « force de travail ».

Dans la mesure où le salarié, « possédant » sa seule « force de travail », produit plus de valeur qu’il n’en coûte, selon un pseudo-contrat qui le lie à l’employeur (exploitation « légale »), ce dernier pourra augmenter son capital de départ (faire du profit). Autrement dit, le salarié reçoit un salaire qui lui permet de reproduire sa force de travail (de survivre pour travailler), mais il travaille plus de temps qu’il n’est nécessaire pour accomplir la valeur de son salaire : en effet, une partie de son travail est effectuée gratuitement, ce qui correspond, du point de vue du capitaliste, à une extorsion de plus-value, qui sera la condition de possibilité de l’accumulation de son capital. On parlera d’un pseudo-contrat et non d’un contrat « juste », ici, de fait, puisque le travailleur est explicitement spolié.

Or, une telle opération n’est possible que si cet employeur a aussi le « droit » de posséder, ou d’acquérir les facteurs objectifs de production (instruments, bâtiments, matières premières).

Un ordre politique et économique total qu’il faut abolir

Cette forme de la propriété privée, qui n’est en rien « naturelle » (elle a une origine historique et géographique déterminée), ni « légitime » (elle se fonde sur une double violence intérieure et extérieure, imposée arbitrairement), est à la fois une forme sociale, économique, et politique : le capitaliste privé n’est rien, en effet, sans l’Etat qui garantit « légalement » « sa » propriété privée, et qui met à sa disposition les moyens policiers et militaires, dans le cas où un tel « droit » serait « violé ». Le système étatico-économique de la propriété privée finit en outre par déterminer toutes les autres formes de l’appropriation dite « légale » (ou protégée par le droit bourgeois, et par les forces policières et militaires bourgeoises) : la propriété privée des biens de consommation qu’a achetés le consommateur ; la propriété privée des biens immobiliers ; pour donner deux exemples importants.

Mais ces formes de la propriété sont essentiellement privatives, excluantes. Les individus exclus de la sphère dite « productive » (pour des raisons parfois racistes, patriarcales, classistes(1), validistes(2), etc.), ne disposant pas de la « valeur » légalement reconnue permettant ces acquisitions (l’argent), sont rejetés de façon violente hors de cette légalité. Et ils sont donc réprimés, marginalisés, affamés, expulsés dans la rue, alors même que c’est souvent le même système légal, ou social, qui aura rendu possible leur dénuement.

L’Etat bourgeois qui garantit la propriété privée est un ordre pompier-pyromane : il réprime et punit des « crimes » que l’ordre social qu’il encadre a structurellement rendus possibles. Il définit les victimes de l’injustice qu’il perpétue comme étant des « coupables », et inverse systématiquement la situation, en s’octroyant toute la « légitimité » possible (celle de l’usage de la force, du jugement, de l’encadrement). C’est pourtant par le sang et la violence arbitraire que cet Etat moderne a pu émerger, et il n’a aucun autre droit que celui du « plus fort » (il n’en a donc pas).

Cette situation est strictement insupportable et cynique, et il faut rappeler les trois faits envisagés pour le rappeler à nouveau :
1) Cette forme de la propriété est naturalisée de façon idéologique, mensongère, alors qu’elle n’est en rien, de fait, une évidence « anthropologique »(3).
2) Elle est illégitime, et fondée sur un « droit du plus fort » contradictoire en soi (la force ne garantit aucun droit, elle est un simple fait qui s’impose implacablement à celui qui la subit).
3) Elle rend possible des inégalités socio-économiques de principe, puisqu’elle fonde l’exploitation capitaliste, et « permet » la captation d’une majorité de la richesse sociale concrète par une infime minorité d’individus (les gestionnaires/possédants bourgeois). Elle punira essentiellement ceux qui souffrent de ces inégalités, qui luttent légitimement contre son ordre, alors même qu’elle les a déjà punis d’emblée, en les assignant à la précarité ou au dénuement.

Benoit

Le premier dessin est de Tati Richie, le deuxième est de Léo, celui-ci dessous est de Guinou.

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