Archives - Politique 2 février 2016

La statistique : forme de savoir, forme de pouvoir

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Polémique sur les sondages électoraux, sur les chiffres du chômage, sur ceux de la délinquance… Nous avons tous conscience que le chiffre est un enjeu de pouvoir. Quantifier permet de donner à voir une représentation de la réalité sur laquelle on peut ainsi avoir prise. Se laisser noyer dans cet océan de chiffres et les abandonner aux seuls gouvernants revient à se priver d’un moyen d’agir efficace. Petit retour sur l’utilité de la statistique et son utilisation à des fins émancipatrices, le statactivisme*.

Une pratique antérieure au néolibéralisme

La quantification des activités sociales est constitutive de l’action politique. Le développement de la statistique a donc logiquement accompagné le développement de l’Etat(1). Le terme vient d’un emprunt à l’allemand, statistik, forgé par l’économiste G. Achenwall au XVIIIe à partir de statista, « homme d’État » en italien, désignant selon lui l’ensemble des connaissances que doit posséder un homme d’État. Ces « savoirs spécialisés » caractéristiques de l’État moderne, que sont notamment la démographie, la statistique et l’économie politique, constituent « le grand instrument de supériorité de l’administration bureaucratique », dixit Max Weber(2). Il apparait donc nécessaire de se saisir de la statistique, comme de l’économie politique, à des fins d’émancipation. Dans les années 1960 certains exemples célèbres témoignent de luttes sur le terrain des nombres. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, dans leur célèbre ouvrage Les Héritiers (1964), usent de la statistique pour mettre à jour les mécanismes de reproduction des inégalités à l’école. La CGT, elle, produit un indice des prix alternatifs à celui de l’INSEE à partir des années 1970. Présenté comme plus fidèle au mode de vie des classes populaires, il fut fréquemment utilisé dans les négociations salariales. L’usage d’un chiffre alternatif, bien qu’il repose ici sur l’acceptation implicite d’une méthodologie ou de données provenant des pouvoirs publics, est directement utilisé à des fins de justice sociale. Ces deux exemples reflètent les politiques de quantification de l’époque : des statistiques par grands agrégats nationaux (statistiques sur le système scolaire et négociations salariales par branches) visant à orienter l’action de l’État. Leur utilisation a nécessité des ressources spécifiques (accès aux données, compétences en statistique) et donc un coût d’accès relativement élevé. Actuellement le chiffre est de plus en plus utilisé à des fins de manipulation des conduites individuelles, notamment au sein de l’administration.

Jouer sur le codage pour agir sur le chiffre

Instrument au service du néolibéralisme, le chiffre serait voué à asservir de manière froide des équipes d’agents désemparés face à son caractère implacable. La place prépondérante des indicateurs dans le New public management a effectivement des conséquences désastreuses dans de nombreux domaines d’intervention publique (à l’hôpital, dans la police, à l’université), qui se voient contraints d’adopter une « politique du chiffre » (ou une culture du résultat, selon les points de vue). Le résultat quantifiable est ainsi imposé comme point cardinal de toutes actions aux dépens des objectifs de service public(3). Or, la quantification des activités individuelles dans les services publics est basée dans la majorité des cas sur des processus d’auto-évaluation. Le chiffre redevient ici accessible puisqu’il est produit par l’agent lui-même à travers les activités de codage. Ainsi des formes de résistance par le chiffre se sont développées visant à réaménager des marges de manœuvre. Il n’est pas rare qu’un agent Pôle Emploi déclare un rendez-vous n’ayant pas eu lieu ou qu’un agent hospitalier déclare une pathologie plutôt qu’une autre. Ces résistances peuvent être motivées à des fins personnelles (améliorer ses résultats personnels et donc son avancement de carrière) mais aussi afin de maintenir une certaine conception du service public (éviter qu’un chômeur ne soit radié, garder à l’hôpital un patient sans domicile). Rendre public ces formes de jeu avec la règle permet de dénoncer les logiques absurdes induites par les réformes néolibérales et de dépasser les mobilisations trop souvent sectorielles.

Construire une autre représentation de la réalité pour sortir du cadre

Jouer sur le codage est l’une des nouvelles formes de lutte mais apparait réservée aux seuls agents concernés, l’individu extérieur ne pouvant généralement que participer à sa publicisation (en écrivant des articles ou en recueillant des témoignages d’agents pour Le Poing, par exemple !). Mesurer autrement permet toujours de construire une autre représentation de la réalité. L’indicateur, omniprésent dans le gouvernement néolibéral mais antérieur à celui-ci, a pour fonction de traduire par une valeur unique un phénomène social plus ou moins complexe. Il participe ainsi pleinement à la définition d’une situation et donc des moyens d’action sur celle-ci. Le PIB mesure la richesse d’un pays sans prendre en compte les coûts sociaux et environnementaux de la consommation. L’indicateur alternatif peut donc permettre d’éclairer différemment la réalité. Le « Réseau d’alerte sur les inégalités » a par exemple mis en place le BIP 40, indicateur visant à mesurer les inégalités et la pauvreté et critiquant les indicateurs phares que sont le CAC 40 et le PIB. Le « Collectif pour un audit citoyen de la dette publique » produit lui aussi un chiffre différent en prenant en compte d’autres paramètres dans le calcul de la dette. Si ces opérations ont mobilisé des mathématiciens et des économistes, ce n’est pas toujours le cas. Compter un phénomène peut constituer une forme de statactivisme. C’est ce qu’ont fait les syndicalistes d’Orange en comptant les suicides des employés, interroger les familles leur a permis d’attester d’un lien de causalité avec le management au sein de l’entreprise et ainsi de dénoncer celui-ci avec plus de force. Ce décompte macabre n’est rien d’autre qu’un indicateur d’un phénomène social jusque-là ignoré car non mesuré. La constitution d’un problème public passe quasi-inéluctablement par une phase de quantification. Ici, la mise en place de cet indicateur et sa publicisation ont forcé les pouvoirs publics à réagir et à demander un rapport de l’inspection du travail, incriminant directement les techniques de management. Le chiffrage peut aussi servir la critique d’une politique. Les initiatives visant à chiffrer le coût des expulsions de sans-papiers vont dans ce sens(4).

Ces quelques exemples montrent que de nombreuses pratiques, plus ou moins complexes, visent à mettre la statistique au service de l’émancipation. Nous vivons dans un monde de plus en plus façonné par la rationalité économique et combattre son absurdité passe aussi par maitriser les outils, en l’occurrence les nombres, qui font sa force.

Mario Bilella

 

*Article inspiré par une communication du Groupe de Sociologie politique et morale de l’EHESS : Didier E., Tasset C. (2012), « Pour un statactivisme. La quantification comme instrument d’ouverture du possible » et auquel j’emprunte le néologisme « statactivisme ». (1) Bourdieu P., Christin O. et Will P.-E. (2000), « Sur la science de l’État », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 133, p. 3-11 ; Desrosières A. (2009), La politique des grands nombres : histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte. (2) Weber M. (1921 [1971]), Économie et société, Paris, Plon, p. 229. (3) Pour un exemple : « Mais que fait la police ? », Le Poing.net. (4) De Blic Damien, 2009, « Le coût des expulsions : l’exemple de la France », Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Migreurop éd., Paris, Armand Colin, p. 91-93.

Pour aller plus loin : Bruno I., Didier E., Prévieux J. (2015), Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Paris, La Découverte (collection « Zones »)    

« Le parti pris de ce livre collectif, qui rassemble les contributions de sociologues, de journalistes, mais aussi d’artistes et de militants syndicaux ou associatifs, procède du judo : prolonger le mouvement de l’adversaire afin de détourner sa force et la lui renvoyer en pleine face. Faire de la statistique, instrument du gouvernement des grands nombres, une arme critique. Essayer du moins, explorer cette possibilité. Militer avec des chiffres, ce serait faire du statactivisme. »

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