Archives - International 11 septembre 2017

Les révoltes se généralisent dans des territoires dominés par « l’état plurinational de Bolivie »

Depuis maintenant plus de 10 ans, « le socialisme du XXIe siècle » s’est approprié les luttes sociales et les mouvements d’autonomies populaires qui avaient fait entrer en crise le système néolibéral dans une partie périphérique du capitalisme mondialisé. Le fait est qu’en « Bolivie », cette appropriation par le politique des dynamiques sociales a mené d’illusion en répression. Les nombreuses positions adoptées avec de redondantes phrases socialistes ou indigénistes dans tous les médias qui font la promotion d’une forme de capitalisme ando-amazonien contre-hégémonique géré par un État qui se voudrait social-démocrate, promeut en fait une nouvelle « alliance de classes ».

Article repris du site collaboratif Le Pressoir

_-b6d8c

La nouvelle alliance promue par « l’état plurinational de Bolivie » comprend : les « milices, policiers et militaires nationalistes », les fonctionnaires du « processus de changement » et autres llunk’u (terme péjoratif pouvant se traduire par  « laquais ») corrompu du parti au pouvoir (le MAS, Mouvement vers le Socialisme), les « entrepreneurs patriotes » et les « nouvelles classes émergentes » (coopératives minières, cocaléros liés aux narcotrafic, grands commerçants et toutes sortes de spéculateurs populaires ou non).

Le but de cette alliance est de construire une « économie productive et moderne » qui spolie et qui exploite plus des trois quarts de la population : les paysans, les artisans, le petit commerce informel ou les salariés formels ou informels. L’essence du programme économique gouvernemental du MAS repose sur la défense juridique de l’État, du capitalisme et sur la modernisation et l’industrialisation des activités extractives ou exportatrices. Aujourd’hui, le projet du « socialisme du XXIe siècle » apparaît comme ce qu’il a toujours été : une stratégie de pacification sociale qui permet la reprise des logiques extractivistes, la reproduction de la place subalterne de la division internationale du travail, la reproduction de la pauvreté structurelle. Le MAS, grâce aux avantages tirés de la vente de ressources naturelles « récupérées par l’État », a pu financer certaines réformes sociales-démocrates, dont beaucoup sont des hauts lieux du clientélisme, mais qui ne changent rien à la situation de misère structurelle et de surexploitation.

bolivi

Les promesses de « démocratie », voire « d’autogestion », de « socialisme » ou de « communalisme », se sont transformées en un système autoritaire de corruption, de répression et d’assassinat politique institutionnalisé. La promesse de décolonisation s’est folklorisée, il n’en reste que quelques symboles vidés de leur contenu. Cette usurpation des luttes par le politique a mené à l’exclusion des forces sociales au profit des seules logiques étatistes.

Toutes les luttes des secteurs populaires, quand elles ne sont pas cooptées ou corrompues, sont réprimées par « l’état plurinational de Bolivie », avec l’aide des milices composées ou à la solde des « nouvelles classes émergentes » du MAS ou de la vieille oligarchie. Souvent, le Pouvoir envoie des milices, parfois issues de certains secteurs sociaux, pour réprimer d’autres mobilisations. Pourtant, la société andino-amazonienne ne se laisse pas achever. « Opprimée mais pas vaincue »(1), la résistance et l’autonomie populaire tente de se réactiver.

Achacachi, point de départ de grandes révoltes andines

Achacachi et sa région Omasuyos, sur l’Altiplano des Andes à l’est du lac Titicaca, sont un bastion de révolte. Le MAS et Evo Morales ont des soucis à se faire : le bruit court que les provinces d’Omasuyos préparent la guerre de blocages : « Nous avons été tolérants, maintenant nous allons massifier notre lutte. On a dit à ce gouvernement : justice ou la mort ! » prévient un bloqueur(2).

Le conflit qui oppose le MAS à la population a commencé car des gens accusent les autorités publiques de corruption généralisée. Ce conflit dure depuis un bout de temps et se radicalise. La population a brûlé des édifices du pouvoir et la maison du maire en février dernier. Celui-ci est revenu les jours d’après avec des miliciens pour piller la ville et violenter la population(3). Achacachi est de nouveau bloquée depuis plusieurs semaines par la population(4). Police, armée et fonctionnaires ont quitté les lieux, la ville et ses environs sont gardés par les enfants et les plus âgés. La population tente de « bloquer les routes qui rattachent la capitale La Paz au Chili et au Pérou, encercler la Paz et attaquer le pouvoir s’il le faut ». Les revendications se multiplient, notamment la libération des détenus et la destitution du maire pour corruption, voire son instruction en justice communautaire ou son emprisonnement par la justice étatique…

bolivia4

Le conflit s’est répandu sur l’Altiplano, où des villages comme Huarina ou Batalla sont maintenant bloqués(5). L’état bolivien semble avoir en partie perdu le contrôle de plus en plus d’organisations paysannes, dans l’Altiplano de la région de La Paz mais pas seulement. Dans certains villages et communautés de l’Altiplano, les directions syndicales jusque-là pro MAS sont elles aussi qualifiées de corrompues. Dans d’autres provinces, quand la population rurale s’organise au sein du syndicat paysan CSTUCB (Confédération Syndicale Unique des Travailleurs Paysans de Bolivie) comme en dehors de celui-ci, certaines communautés rurales reprennent leur autonomie et se rebellent face à la situation. Parmi elles, certaines sont organisées au sein de la CONAMAQ (Conseil National des Ayllus et Marqua du Qullasuyu) des vallées et de l’Altiplano des régions de Sucre, Oruro et Potosi. Ces dizaines de milliers de membres refusent l’organisation syndicale et aspirent à l’autodétermination. En conflit ouvert avec le régime bolivien depuis de longues années, ils ont décidé de se joindre à la mobilisation.

Dans la région d’Omasuyos, la police n’a toujours pas pu sérieusement intervenir et se retire face à la population qui étend progressivement les blocages vers la Paz(6). Evo Morales, comme les membres de son gouvernement, sont décrits sur les piquets de blocage comme « une bande de néo libéraux qui s’enrichissent ». On dit aussi que « le gouvernement profite aux riches qui commercent avec les impérialistes chinois ou américains ». Ce qui jusque-là ne se disait qu’à voix basse se transforme en slogan sur les barricades. On prétend parfois qu’ « on va faire sauter le MAS comme on a fait sauter les néolibéraux avant lui ». Ironie du sort, parmi les révoltés d’aujourd’hui, on voit réapparaître les visages(7) que l’on croisait lors des mobilisations des années 2000 qui avaient rendu la Bolivie ingouvernable(8). Mobilisation sur laquelle Evo Morales, alors dirigeant du syndicat des cocaleros du Chapare(9), a su surfer pour se hisser au pouvoir.

Les alliances entre secteurs sociaux permettront la perte de pouvoir du MAS et le retour des autonomies populaires

C’est la stratégie du mouvement en cours : en plus des liens établis avec la CONAMAQ et une partie de la CSTUCB de l’Altiplano, plusieurs « secteurs sociaux » tendent à se coordonner dans la lutte et de nombreuses délégations sont allées à la rencontre d’autre secteurs en luttes. Un certain nombre de conflits que les ONG aiment à qualifier « d’environnementaux » se sont unis à cette protestation. En effet, les exploitations minières ou d’hydrocarbures comme le développement capitaliste en général peuvent largement nuire à la population pour des raisons diverses.

Dans l’Amazonie, à l’est du piémont des Andes au centre de la Bolivie, se trouve actuellement un lieu où vivent plusieurs dizaines de milliers de personnes. Ces populations amazoniennes ont été chassées au cours d’une guerre invisible au fur et à mesure de l’extension de la culture de la coca rattachée au narco trafic dans le Chapare au piémont des Andes. Aujourd’hui, la population s’est réfugiée plus en profondeur dans l’Amazonie. La population s’oppose à la construction d’une route terrestre transocéanique promue par le Mercosur et l’OMC pour intégrer ces territoires à l’Economie Mondiale. Cette route signifie pour la population amazonienne l’arrivée et l’accaparement du territoire par les réseaux de trafics de bois, de ressources, de personnes, de production et de trafic de cocaïne, ou d’élevages intensifs, et c’est pour cette raison qu’ils s’y opposent.

Dans un certain nombre de régions, les populations s’opposent aux mégas projets, notamment miniers. Un exemple parmi d’autres : actuellement dans la région de Tarija, non loin de la frontière argentine, la population résiste à l’implantation des entreprises d’extraction d’hydrocarbures(10). Nombre de conflits opposent les populations rurales aux effets dévastateurs des exploitations minières et autres projets extractivistes de tous types de ressources naturelles.

Tous ces secteurs en lutte pour la défense des territoires tendent à s’unir dans la mobilisation en cours. D’autres secteurs se mettent en mouvement autour de revendications propres et tous critiquent ouvertement le régime bolivien. Dans les zones des Yugas dans les basses Andes, au nord du territoire bolivien, les cocaleros traditionnels (qui cultivent la coca pour l’usage courant de la feuille de coca), critiquent les lois sur la coca. Un peu partout, on commence à parler à demi-mot de lutte contre un « narco-état » pour qualifier le régime d’Evo Morales.

Dans la région d’Oruro à côté du lac Popo, le village de Challapata a décidé, après réunion, d’initier un blocage(11) pour demander la démission du maire, lui aussi accusé de corruption. De nombreux village sont touchés par des mouvements de ce type. Mais ce qui laisse penser que le conflit pourrait se généraliser, c’est l’afflux constant d’appuis de tous les secteurs de la population rurale et urbaine sur les blocages, et ce, à divers endroits. Les organisations sociales et communautaires d’El Alto (la banlieue de La Paz), les travailleurs de l’éducation et les ouvriers de cette région, des coopératives de transport collectif, les petits commerçants informels de la région de Sucre, les organisations de voisins de Potosi, tous ont décidé de participer aux luttes et aux blocages. Des rencontres, des assemblées ont lieu dans les Andes comme en Amazonie, on y parle de la répartition capitaliste des richesses, d’extractivisme, de corruption, de dictature et des moyens d’en finir.

bolivia 5

Jallalla Qullasuyu Marka

L’énorme diversité de l’autonomie sociale, politique et productive de la société face à ce qui l’opprime persiste et renoue avec d’innombrables expériences d’en bas, qui, malgré leur articulation avec le capitalisme et leur domination par l’Etat, sont encore des activités partiellement coopératives, de réciprocité et de résistance ou génératrice de solutions émancipatrice. Ce potentiel de logique familiale, amicale, communautaire, paysanne, artisanale, semi-mercantile et semi-prolétarisée pourrait faire exister davantage les formes d’auto-détermination qui sont déjà présentes dans ces territoires sociaux et géographiques diffus. L’auto-détermination sociale existe en tant que capacité d’autonomie et de résistance, et a parfois tendance à générer des formes auto-organisées et émancipatrices d’usage, des biens communs naturels, des moyens de production collectifs, d’us et coutumes sociaux auto-organisés. Ces relations acquièrent une importance considérable, car elles représentent une densité sociale, la possibilité ouverte de passer d’un espace occupé à un territoire où de nouvelles formes de sociabilité sont créées et recréées. La lutte est basée sur ce tissu de relations et de forces qui sont à notre portée. Ce sont ces territoires sociaux qui se battent, s’organisent, résistent, créent et construisent.

L’histoire récente doit nous permettre de nous éloigner de toute perspective réformiste ou étatiste, affirmant « l’inclusion » des organisations sociales à l’État. Car, dans ce cas, l’autonomie politique et matérielle des populations devient une charte entre le commandement politique et la société (c’est-à-dire la masse des exploité-es et opprimé-es). La législation codifie les termes d’une relation subordonnée. Ainsi le Pouvoir met en place, progressivement et prudemment, l’œuvre de démantèlement de l’ordre social autonome pour la reproduction de la prédominance économique et politique des politiciens, des employeurs et du capital national et transnational.

Que muera la dictadura capitalista del estado boliviano !

Jallalla lxs que luchan !

bolivia6

(1) Expression tirée d’un livre du même nom écrit dans les années 1980 par une militante indianiste libertaire. Ce texte servit de « motion historique » au sein de la CSTUCB (le syndicat paysan).
(2) Les citations de cet article sont tirés des vidéos d’actualité disponibles dans l’article.
(3) « Más de 400 policías intentan pacificar Achacachi donde hubo saqueos y violencia », Consulado de Bolivia, 15 février 2017.
(4) « Alistan marchas a favor y en contra por Achacachi », Los Tiempos, 11 septembre 2017.
(5) « Achacachi masifica bloqueo de vías y suma apoyo de otras comunidades », Opinión, 23 août 2017.
(6) « Romero dice que la Policía no desbloqueará Achacachi », Opinión, 7 septembre 2017.
(7) Parmi ces visages, se trouve le « Mallku » Félipe Quispé Huanca, dont le fils Ayar a été il y a quelques années assassiné par un commando de la mort après avoir réédité un livre compromettant sur les traîtres au katarisme qui ont intégré le gouvernement du MAS. « El mallku » est un ancien de l’EGTK, l’Armée de Guérilla Tupak Katari qui rejeta l’avant-gardisme militaire au profit de l’autodéfense populaire. Après avoir été torturé pendant de longues années de prison au cours des années 1990 (parmi les multiples révélations du livre d’Ayar Quispe, certaines concernent le fait que l’actuel vice-président Alvaro Garcia Linera, lui aussi ex-EGTK, a vendu l’organisation, en prison, en échange de son « retour » dans la vie politique institutionnelle), il fut l’une des figures des mobilisations du début des années 2000 à Achacachi. A 75 ans, il est toujours sur les blocages. A Omasuyu, cette tradition de révolte, qu’on appelle « communaliste », « tupakatariste » ou « indianiste », refait surface après plus de 10 ans de cooptation, de trahison, de corruption, de répression et d’assassinats. Cette politique terrible qui mêle corruption et répression a également eu lieu à la campagne contre des paysans, comme dans les villes. Des paysans, des artisans, des prolétaires salariés ou indépendants, des femmes, des syndicalistes, des membre d’organisations, de voisins, de parents d’élèves, des communistes, des anarchistes, des « tupakatariste » et avant tout des révoltés de tout ou sans courants… Tous et toutes ont été la cible de nombreuses stratégies qui mélangent influence et pouvoir, cooptation et corruption, mais aussi répressions, attaques, mises en faillite, destruction de biens, extorsions, assassinats, viols et autre coups tordus de la politique de l’état bolivien. Ce dernier vise à fragmenter les alliances, les liens de solidarité et de résistance.

(8) « Disperser le Pouvoir – Les mouvements comme pouvoirs anti-étatiques », Nantes Indymedia, 11 juin 2007.
(9) Evo Morales a une longue trajectoire dans la vie politique bolivienne. Très tôt dirigeant cocaléros, il fricotât dans les périodes fastes de la cocaïne des années 1980 avec un courant « populiste » de la très narco-dictatoriale et fasciste FSB, Phalange Socialiste Bolivienne. De ces troubles jeux d’alliances nauséabonds est né le MAS. Ce n’est que des années plus tard que ce parti, racheté et modifié, allait refaire surface comme un outil au service de la reproduction du pire : un IPSP, Instrument Politique pour la Souveraineté des Peuples. Le MAS IPSP a su semer l’illusion selon laquelle le seul débouché aux luttes sociales et à l’autonomie populaire était arrivé de ce parti à la tête de l’état. Ceci mena progressivement à la cooptation des organisations sociales par l’état et à la forclusion de toutes les démarches émancipatrices initiées par la population au début des années 2000.
(10) « La exploración en áreas protegidas avanza lento », El Deber, 9 septembre 2017.
(11) « Challapata inicia bloqueo de caminos reclamando agua y alcantarillado », Los Tiempos, 29 août 2017.

 

 

Nos articles sont gratuits car nous pensons que la presse indépendante doit être accessible à toutes et tous. Pourtant, produire une information engagée et de qualité nécessite du temps et de l’argent, surtout quand on refuse d’être aux ordres de Bolloré et de ses amis… Pourvu que ça dure ! Ça tombe bien, ça ne tient qu’à vous :


ARTICLE SUIVANT :

Rentrée sociale : une assemblée générale se tiendra après la manifestation du 12 septembre