Archives - Politique 5 janvier 2015

L’État ne fera rien

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Étonnant est ce paradoxe à l’œuvre dans nos sociétés modernes : nous ne croyons plus en l’État mais nous attendons tout de lui.

Le peuple : un cocu rêvant de fidélité

La contradiction est criante, la farce du contrat social entre le peuple et la structure étatique n’enjoue plus personne et pourtant, nous continuons, comme un vieux couple, à attendre que l’autre change au bout de décennies de stagnation.

La religiosité de la démocratie libérale s’éteint en même temps que le modèle de l’État-nation est vertement remis en cause par les faits et la doctrine. Plus personne n’y croit : « tous pourris ». Et la question n’est plus aujourd’hui de savoir s’ils sont réellement « tous pourris ». Peut-être en existe-t-il de sincères, mais cela n’importe plus. L’opinion publique les pense tous pourris et cette croyance, qu’elle soit fondée sur des faits ou sur une généralisation, est enracinée. Plus personne ne croit en ce système politique.

Cela ne nous émancipe pourtant pas d’une hypocrisie qui nous est, admettons-le, bien souvent confortable : « ce n’est pas à moi de le faire, c’est à l’État de s’en occuper » pour déclarer ensuite « de toute façon, les politiques ne font jamais rien dans le sens du peuple, ils préservent leurs intérêts ». Ces deux affirmations sont justes mais nous n’actons pas le réel : l’État ne fera rien, nous sommes seuls, divisés et sans moyens. Pour autant, il faut garder à l’esprit qu’un rien remplit le vide, c’est à nous de continuer d’être des animaux politiques – entendons des êtres sociaux – face au désintérêt et à l’inaction généralisés des pouvoirs publics devant les problèmes économiques, écologiques, sociétaux.

Ils ne font rien pour nous ? Mais pourquoi le feraient-ils alors qu’ils ont perverti jusqu’au sens des mots ? Le socialisme devient la social-démocratie (sans le social), le parti fondé par d’anciens Waffen-SS devient un parti de patriotes(1), le parti des patrons devient le parti de ceux qui « travaillent plus ».

Les libéraux ont même réussi à assimiler libéralisme et démocratie, démocratie et représentation.

La démocratie libérale : une fiction représentative dépassée

Historiquement distingué, le concept de démocratie a fini par être assimilé à celui de système représentatif. Pourtant, intrinsèquement, la « démocratie représentative » n’est pas une démocratie, mais bien un système représentatif : ce n’est pas le peuple qui décide, mais ses représentants. La représentation a donc longtemps été considérée par tous ceux qui en proposent une théorisation comme le contraire de la démocratie(2). Le politologue Bernard Manin écrit en ce sens qu’un « gouvernement organisé selon les principes représentatifs était […] considéré, à la fin du XVIIIème siècle, comme radicalement différent de la démocratie, [alors] qu’il passe aujourd’hui pour une de ses formes(3). »

La représentation n’est rien d’autre qu’une fiction juridique : réaliser une volonté (celle du peuple) par la médiation d’une autre volonté (celle du représentant). Or, votre représentant ce n’est pas vous, là réside la mystification. Cela suppose que le mandataire soit au mieux loyal – et la loyauté, valeur traditionnelle, n’a aucun sens dans un système libéral – au pire contraint de l’être. La fiction juridique n’a donc aucune chance d’avoir une quelconque incidence sur le réel. Des élus ne vivant pas au même endroit que nous, n’étant pas de la même classe sociale, ayant des intérêts opposés aux nôtres, ayant changé de bord politique comme de paire de chaussettes pour la plupart ne peuvent pas songer une seule seconde à représenter nos intérêts.

Le montage juridique et politique du système représentatif s’arrête au stade de la pure théorie et toutes les propositions, de gauche à droite, pour « responsabiliser » les élus ou pour parer leur absence de responsabilité, n’y changeront jamais rien : on ne change pas un principe en l’amendant comme on ne fait pas disparaître la vétusté d’un immeuble d’un coup de peinture.

Tous les intellectuels s’y étant penchés sont de cet avis(4), Rousseau en tête avant que l’on en fasse frauduleusement le théoricien de la volonté générale parlementaire : la seule démocratie valable est la démocratie directe(5). La démocratie directe offre en effet des éléments de résolution de deux épineux problèmes.

Le premier est celui du rejet du principe d’autorité ou de son inévitable réalisation. L’autorité est toujours mieux tolérée lorsqu’elle est consentie à un individu connu, voisin et ayant les mêmes intérêts matériels que soi que lorsqu’elle provient de la capitale par l’intermédiaire d’inconnus ayant, comme l’écrivait IAM, des tronches de dispensés de sport(6).

La démocratie directe permet également de solutionner la question de l’absence d’instruction d’une partie de la population : gageons qu’un individu non instruit est apte à comprendre ce qu’il veut à l’échelle locale puisque cette volonté est directement liée à ses intérêts matériels concrets. En ce sens, d’aucuns n’hésitent pas à affirmer à l’instar d’Alexis de Tocqueville(7), que le système de l’Ancien Régime était davantage démocratique que notre système centralisateur actuel.

S’il y a un espoir d’un mieux à venir, d’un retour ou d’une (re)naissance du principe de subsidiarité(8), il ne peut venir du vieux Léviathan centralisateur dont le modèle moderne est en bout de course. Nous n’avons jamais vécu « la démocratie » – entendons la démocratie directe, celle où nous décidons effectivement – nous avons vécu, au mieux, des expériences ponctuelles de démocratie locale concédée par l’État dans le but de contribuer à sa légitimation. En revanche nous vivons en République, oui. Nous vivons dans un modèle libéral où le paradigme liberté est exalté et nous confère quelques droits – libéraux toujours – non négligeables, oui. Jamais cependant les décisions politiques ne nous reviennent : alors oui nous avons « le droit » de voter, nous avons « le droit » de nous exprimer, nous avons « le droit » de porter plainte, nous avons « le droit » de nous plaindre. S’en satisfassent ceux qui n’ont d’autres objectifs que d’être « libres » de faire tout et n’importe quoi hors du monde politisé, s’en indignent ceux qui souhaitent bâtir un monde(9) qui ne serait pas fondé sur une liberté abstraite mais sur une concertation sociale concrète.

Restons utopiques, l’horizon est le seul remède contre la mort de l’âme, mais laissons s’en aller les rêveries, qui, devenant obsessionnelles, contribuent à faire vivoter une organisation politique dont plus personne ne veut et à laquelle plus personne ne croit : l’État n’est qu’une illusion pour grandes personnes(10).

R.

(1) Voir à ce sujet « Petite mise au poing pour les amis de Dieudonniais et du FN », Le Poing, 4 juin 2014.
(2) Il faut lire à ce sujet l’article synthétique de Sylvain ALLEMAND, « La démocratie : une idée simple et…. un problème », Sciences humaines, n°81, Mars 1998. En accès libre sur www.scienceshumaines.com.
(3) Cité par Sylvain ALLEMAND, ibidem.
(4) Leurs opinions diffèrent ensuite sur la possibilité de sa réalisation.
(5) V. notamment idem. Mais surtout lire le Contrat social de 1762 qui est avant tout un constat d’échec et non un programme politique.
(6) IAM, morceau « La fin de leur monde », 2006.
(7) V. Sylvain ALLEMAND, op. cit.
(8) La subsidiarité peut être définie comme suit : le pouvoir local (commune, départements etc.) a l’entièreté du pouvoir politique et il délègue au pouvoir supérieur (l’État par exemple) uniquement ce qu’il ne peut assumer seul. C’est-à-dire le contraire absolu du système centralisé en vigueur.
(9) Ou bien, et peut-être surtout, des localités pour ne pas retomber dans le vice centralisateur étatique.
(10) Lucio BUKOWSKI, Morceau « Satori ».

Frontispice du « Leviathan » (du graveur Abraham Bosse), œuvre majeure de Thomas Hobbes, 1651.

 

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