Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin

Le Poing Publié le 12 janvier 2018 à 16:06 (mis à jour le 28 février 2019 à 20:23)

Dans son ouvrage « Non, le masculin de l’emporte pas sur le féminin »*, la professeure de littérature et militante féministe Éliane Viennot démontre en quoi notre langue est le produit d’une histoire et d’une construction sociale. Au XVIe siècle, au moment où le français connait un développement décisif, la langue française n’est pas encore réfractaire au féminin. À cette époque, on parlait des femmes avec des mots féminins et des hommes avec des mots masculins, comme cela avait toujours été le cas depuis le latin. Mais alors pourquoi la masculinisation de la langue française s’est-elle imposée ?

Une possésseure, une seigneure, une mairesse…

Au XVIe siècle, en ce qui concerne les termes de titres et fonctions, il en existait autant que de métiers féminins ou masculins. Les bouchères, maréchales, mairesses, etc., étaient répertoriées en tant que telle sur les listes de contribuables, et cela depuis le Moyen Âge. Et l’on trouve des seigneures, des possesseures, etc., dans les documents notariés ou les chroniques. Dès qu’on désignait une posture plus qu’un métier, on déclinait le mot en fonction du sexe de la personne concernée. On attribuait par exemple à une femme le terme d’avocate si elle se faisait la défenseuse d’une cause. Concernant les accords, que l’on dit intangibles(1), ils se faisaient alors avec tous les mots se rapportant à un nom en fonction de son genre : adjectif, participe passé, mais aussi participe présent. Par exemple, on disait que Ronsard se fait plaisir en imaginant une femme pendante à son col et attendante son pardon. Quant à la fameuse règle qui veut que le masculin l’emporte sur le féminin, elle n’avait pas encore été inventée. Comme en latin, on appliquait l’accord de proximité, c’est-à-dire qu’on accordait le ou les termes se rapportant à une énumération avec le dernier mot de celle-ci : ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges.

À partir des années 1600-1630, les choses se gâtent pour le genre féminin. Des écrivains comme Malherbe veulent introduire des règles pour « purifier » la langue. Et ils veulent justement remettre en cause l’accord de proximité. Cela ne va pas sans discussions. Des locuteurs et locutrices refusent qu’on modifie leur façon de parler au prétexte que le masculin serait le genre le plus noble. Un autre usage de la langue est alors aussi fustigé : la déclinaison en genre du pronom personnel attribut. Par exemple, un homme disait : « Il est content, je le suis aussi », et une femme disait : « Il est content, je la suis aussi ». Des lettrés réclament aussi que les professions ou fonctions estimées comme propres aux hommes ne puissent pas avoir de féminin, et qu’il faille donc dire qu’une femme est poète, philosophe, auteur et peintre ; et non poétesse, philosophesse, autrice ou peintresse.

Pourquoi est-ce au XVIIe siècle que ces offensives contre le féminin sont menées ? Parce que cela correspond à la progression de la monarchie absolue et à la volonté de contrôle des esprits, qui passe aussi par le contrôle de la langue. Les années 1630 correspondent en effet à la création de l’académie française par Richelieu. Les académiciens, qui sont alors tous des hommes, sont chargés de confectionner un dictionnaire. L’apparition des femmes sur le terrain des lettres dérange ces messieurs et tout est fait pour les tenir hors de l’arène. Exclusion des lieux d’enseignement secondaires et supérieurs, exclusion des institutions qui dispensent la reconnaissance, exclusion des carrières qui permettent de s’adonner aux lettres, etc. La langue devient ainsi un nouveau front – symbolique mais néanmoins réel – dans la guerre menée depuis la fin du XIVe siècle contre les femmes dotées de pouvoirs. C’est une manière de travailler à maintenir la domination masculine sur des terrains où elle pouvait sembler en passe de flancher.

Exclure les femmes pour s’assurer le monopole du business des lettres

Pourquoi ce sont les lettrés – les auteurs, les lexicographes, les grammairiens – qui se sont le plus opposés à l’égalité des genres ? Et pourquoi Éliane Viennot les qualifie de « masculinistes » ? Parce qu’ils sont authentiquement misogynes, bien sûr, mais ce n’est pas une explication suffisante. Les raisons sont avant tout économiques et structurelles. Pour les hommes qui vivent de leurs connaissances, les femmes s’avèrent être une menace dans la course aux emplois exigeant du savoir. Pour s’assurer de leur monopole dans le domaine du savoir, dans les universités et dans les fonctions publiques, les hommes (les hommes riches et chrétiens plus exactement) ont mis en place des mesures concrètes, comme l’interdiction aux femmes de passer des diplômes, et ils ont produit des discours dégradants pour justifier l’élimination de leurs rivales. La conséquence, c’est qu’au XVIIe siècle, la plupart des lettrés avaient intégré des discours sur l’incompétence, la sottise, la futilité et l’ignorance présumées des femmes. Dans les faits, les hommes lettrés sont confrontés à une tout autre réalité et le XXe siècle en a d’ailleurs fait la démonstration : quelques décennies seulement après l’ouverture de l’enseignement supérieur aux femmes, elles sont devenues plus diplômées qu’eux !

L’ancienne grammaire, à force de productions masculinistes, a fini par admettre cette « vérité » selon laquelle le masculin serait plus noble que le féminin. Et au XIXe siècle, dans le contexte de la scolarisation massive des deux sexes, les Bescherelles n’écrivent plus pour des savants ou des amateurs curieux, mais pour tous les lycéens et les écoliers. La bataille de la masculinisation du français est donc, en partie, gagnée – comme l’imposition du français comme langue nationale. Une fois ce façonnage effectué, il suffit de ne pas enseigner l’histoire de la langue aux instituteurs et de répondre aux rares contestataires qui se présenteraient que la langue française a toujours été telle pour que la masculinisation de la langue soit présentée comme « naturelle ».

L’égalité s’organise, en linguistique comme en politique

Le français, parce qu’il ne connaît que deux genres (le masculin et le féminin), nous contraint, en cas d’évocation de groupes mixtes, soit à choisir un seul genre, soit à nommer les deux groupes. L’objectif d’économie dans la communication nous pousse à choisir un seul groupe, le genre masculin en l’occurrence, ce qui semble « logique » puisque ce groupe s’est réservé de très longue date le droit de parler en public et à la place de. Si l’on tient à parler « non-sexiste », on doit ici renoncer à l’économie et nommer les deux groupes (si possible en respectant l’ordre alphabétique, et non la galanterie). Pour l’écrit, il faut trouver des manières de signifier les deux genres (exemple : les électeurs/trices, etc.) Et il est faux de soutenir que parler « non-sexiste » revient toujours à rallonger les énoncés. Dire une autrice, une écrivaine ou une poétesse – mots dont l’existence est attestée depuis des siècles – est plus rapide que dire une femme auteur, une femme écrivain ou une femme poète, sans parler des redondances comme une femme ministre ou une femme maire.

La logique impose de genrer en fonction du sexe, c’est-à-dire de mettre au féminin les mots qui se rapportent aux femmes, et au masculin les mots qui se rapportent aux hommes, comme c’est le cas dans toutes les langues romanes. Et les personnes qui n’ont pas encore intégré les bizarreries des académiciens le font d’ailleurs naturellement : aucun enfant ne dit mon prof ou le prof en parlant de son enseignante. Dire madame le juge, ou madame le directeur, ce n’est pas parler français, c’est parler le jargon des élites. Il ne tient qu’à nous de dénoncer ce jargon et de le rendre obsolète comme norme. Et si les académiciens veulent continuer à parler une langue masculinisée avec les deux ou trois femmes qui leur tiennent compagnie, qu’ils continuent si tel est leur plaisir.

Article rédigé par des membres de la Collective 34, collectif féministe et non-mixte de Montpellier

Notes et sources :

*Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Éditions iXe, 2014, 128 p.
(1) Intangible : à qu’on l’on ne peut toucher, qui doit rester intact.

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