Archives - Littérature 17 avril 2015

Roland a 100 ans !

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À l’occasion du centenaire de la naissance de l’immense sémiologue et critique Roland Barthes (1915-1980), l’homme qui proclamait la mort de l’auteur et fut ironiquement renvoyé ad patres bien trop tôt par un maléfique camion de blanchisserie, Le Poing vous invite à (re)découvrir l’un des derniers intellectuels français digne de ce nom à travers une petite sélection de textes pas piqués des vers.
Bien loin de l’image sacralisée de l’intellectuel inaccessible au quidam que l’on cherche à lui coller depuis quelques années, voici du Roland coquin, taquin et mesquin. Pro-BHL s’abstenir.

 Un grand classique : Mythologies (1957)

Grosso modo le Graal de la sémiologie, ici l’étude de tout objet en tant que mythe, c’est-à-dire son potentiel de signifiant. Mondialement lu et traduit, ce recueil rassemble des analyses courtes mais non moins pertinentes sur la symbolique de l’image, notamment dans l’actualité et des codes de la publicité. Les sujets sont par conséquent hétéroclites au possible et férocement drôles : la coupe de l’Abbé Pierre, le catch, les frites etc. Mais Mythologies donne également à voir un Barthes sensible aux questions sociales et rejetant les codes hypocrites d’apparence et de consommation de notre société. « L’écrivain en vacances », « Le Pauvre et le Prolétaire » ou encore « Un ouvrier sympathique » nous font réaliser la vanité du décorum bourgeois des bons sentiments : « Car il y a beaucoup plus à attendre de la révolte des victimes que de la caricature de leurs bourreaux. »(1)

Le manuscrit interdit :

Originellement non destiné à la publication, Carnets du voyage en Chine (2009) livre les réflexions mi-gaillardes mi-désabusées d’un Roland en goguette. L’auteur fait partie d’un voyage officiel d’intellectuels français bourgeois s’entichant de marxisme (l’écrivain Philippe Sollers ou encore la psychanalyste Julia Kristeva …), conviés officiellement à Pékin pour une tournée méticuleusement contrôlée au temps de la Chine maoïste. Côté Roland ça mate du local et ça se perd en comparaison sur les thés ; mais c’est surtout l’occasion d’une plongée in vivo non censurée et sans chichis, illustrée par des minis croquis de tout et n’importe quoi. Pour toi lecteur(ice), la phrase kulte de l’ouvrage : « Et avec tout ça, je n’aurai pas vu le kiki d’un seul Chinois. Or que connaître d’un peuple, si on ne connaît pas son sexe ? »(2)

Le moment violon : Journal de deuil (2009)

Sa publication récente a fait l’objet d’intenses querelles dans le milieu groupie barthésien, puisqu’on touche ici à l’intime. Barthes est un fils à maman absolu, et perd celle-ci en 1977. Mais cette relation fusionnelle et exclusive échoue à être tournée en ridicule car elle est magnifiée par les réflexions sans artifice de l’homme à jamais dévasté. Durant près de deux ans il peint le quotidien émotionnel d’un être confronté à l’absence et à la douleur. « Le chagrin est immense, mais son effet sur moi […] est une sorte de dépôt, de rouille, de boue déposée sur mon cœur : une amertume de cœur. »(3). Toujours amoureux mais éternel célibataire, l’ouvrage constitue en quelque sorte un écho aux Fragments d’un discours amoureux (1977), dissection littéraire et linguistique du je aimant sous forme d’abécédaire.

L’improbable : L’Empire des signes (1970)

Dans la continuité d’une élite intellectuelle française fascinée par le Pays du Soleil Levant et autres chinoiseries (Loti, Malraux, Artaud …), Barthes nous offre une réflexion sur les différences fondamentales entre le sens de l’écriture calligraphiée, verticale, dont l’essentialité réside dans le geste et le vide, et celui de l’écriture occidentale, signifiante avant tout.

Mais le meilleur réside dans son analyse sur l’art de cuisiner et de manger à la japonaise : « c’est toute une petite odyssée de la nourriture que vous vivez du regard : vous assistez au Crépuscule de la Crudité »(4). La baguette est un instrument « déictique »(5) empreint de retenue et de douceur, s’opposant au couple prédateur occidental couteau/fourchette. Bref, vous ne verrez plus les maki estoufadous du Sushi Shop de la même manière.

Audacieux : Le plaisir du texte (1973)

L’écriture se conçoit comme une « drague »(6) de l’auteur envers un lecteur inconnu.

Osant associer littérature et érotisme – mai 68 est entre-temps passé par là mais tout de même le Collège de France ne sera jamais un Chez Michou bis –, Barthes compare la découverte du texte à un effeuillage. La lecture devient un fantasme, « un dévoilement progressif : toute l’excitation se réfugie dans l’espoir de voir le sexe (rêve de collégien) ou de connaître la fin de l’histoire (satisfaction romanesque). »(7). Tout comme le paroxysme de l’érotisme corporel réside dans les limites du vêtement, la jouissance s’obtient dans les « faille[s] » et les « ruptures »(8) du texte ; la logique sadienne va jusqu’à encourager d’infliger des « éraflures »(9) à ce dernier.

Bonus : pour comprendre l’hystérie que suscite le personnage, l’excellent sketch du pourtant insupportable Fabrice Lucchini intitulé « Le ”Phone” de Barthes » (2009).

 Eva

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(1) Mythologies, Seuil, 1957, p. 65.
(2) Carnets du voyage en Chine, Christian Bourgeois, 2009, p. 117.
(3) Journal de deuil, 31 décembre 1978, Points, 2012.
(4) L’Empire des signes, Seuil, 2007, p.34.
(5) L’Empire des signes, Seuil, 2007, p.29.
(6) Le plaisir du texte, Seuil, 1982, p.10.
(7) Le plaisir du texte, Seuil, 1982, p.18.
(8) Le plaisir du texte, Seuil, 1982, p.13.
(9) Le plaisir du texte, Seuil, 1982, p.20.

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